C'est quand qu'on va où ?
Il devient de plus en plus évident que quelque chose ne tourne pas rond dans notre monde. Et pas qu'une seule chose, en fait.
Je pourrais m'attarder encore longuement sur les mesures liberticides en train d'être mises en place, mais qu'apporterais-je de nouveau, après la longue liste des oppositions de tous bord, qu'Isabelle Attard, dont je salue au passage la très remarquable participation aux cours des débats à l'assemblée, a listé sur son blog ? Depuis la parution de son article, de nombreux autres voix se sont d'ailleurs élevées contre ces mesures, notamment à l'ONU, au Conseil de l'Europe, la CNCDH, ou encore… à Charlie Hebdo, que cette loi menace davantage que ce dont elle prétend nous protéger.
Nous savons par ailleurs déjà que les faits ont été déformés, et que la nouvelle loi n'aurait rien changé à ce qui s'est passé, et je n'aurais rien de nouveau à vous apprendre là non plus.
Alors parlons plutôt de ces multiples autres choses qui déraillent dans le monde dans lequel nous vivons… et de ce que l'on peut faire pour y remédier. Comme le titre de l'article l'indique, j'ai envie de le faire au rythme d'une chanson que j'aime depuis tout gosse. Une chanson que celui qui fut longtemps mon chanteur préféré avait écrite en empruntant le point de vue de sa fille :
J'me suis chopée cinq cent lignes : « je n'dois pas parler en classe »,
Ras l'bol de la discipline, y'en a marre, c'est dégueulasse !
C'est même pas moi qui parlais : moi j'répondais à Arthur,
Qui m'demandait, en anglais, comment s'écrit « No Future »…
Si on est puni pour ça, alors j'dis « Halte à tout ! »,
Explique-moi, Papa, c'est quand qu'on va où ?
La discipline, le bruit des bottes et l'ordre en kaki. Nous redoutons, fort légitimement, la mise en place d'un régime autoritaire dans lequel nous n'aurions que la liberté d'être conformes à ce que l'on attend de nous. Mais avons-nous réellement la liberté d'être ce que nous voulons être même sans fusils ni loi martiale pour nous y contraindre ?
Notre société est malheureusement très normative, et la pression sociale sur les personnes qui veulent prendre quelques libertés vis-à-vis de ces normes est énorme. Si énorme qu'elle tue.
Et même quand elle ne va pas jusque là, elle cause d'autres dégats. Combien de gens ont manifesté, il y a si peu de temps encore, contre le droit qu'auraient des personnes qui s'aiment à voir leur union reconnue par la loi ? Combien ont encore besoin qu'on leur explique en images qu'il ne faut pas harceler ? Combien d'élèves ont été privées de cours pour d'absurdes raisons d'habillement ?
Leelah concluait sa lettre en disant Je veux que quelqu’un regarde ce chiffre et se dise “C'est vraiment nul”, et décide alors de changer tout cela. Changez la société. S’il vous plaît.
C'est en effet ce que nous devons faire. Notre société a besoin de changer. Il y a déjà largement assez de causes naturelles à la mort, largement assez de gens qui n'ont effectivement pas eu d'avenir. Nous n'avons pas le droit d'en rajouter.
Parmi les livres que je lisais étant gone et qui n'ont pas quitté ma bibliothèque depuis s'en trouvait un qui racontait l'histoire de quatre enfants et d'un chien. L'un de ces quatre enfants avait décidé qu'être une fille ne lui convenait pas. Claude était mon personnage préféré dans l'histoire, et comment aurais-je pu ne pas apprécier, à la fin, que son père lui dise je suis fier de toi, mon garçon
?
Il faudrait que la réalité puisse se passer ainsi. Et ça ne tient qu'à nous. Ne brûlons pas ce livre. Inspirons-nous en.
C'est quand même un peu galère d'aller chaque jour au chagrin,
Quand t'as tellement d'gens sur Terre qui vont pointer chez « fout-rien »…
'Vec les devoirs à la maison, j'fais ma semaine de soixante heures,
Non seulement pour pas un rond, en plus pour finir chômeur…
Finir chômeur. Encore un de ces drames pour notre société normative, dans laquelle il faudrait que chacun soit « utile à la société », et qui n'hésite pas à présenter les personnes sans emplois comme des assistés, des profiteurs, des parasites. Vraiment ?
Je rejoins ici les positions développées par un célèbre blogueur concernant l'utilité réelle des emplois. En quoi une personne qui travaille toute la journée à augmenter les bénéfices d'une entité privée et ne fait rien d'autre, est-elle plus utile à la société qu'une autre qui, chômeuse, étudiante, ou dans n'importe quelle autre situation qui lui vaudrait l'un des qualificatifs sus-cités, profite de son temps libre pour faire du secourisme, s'investir dans une association, ou simplement être utile à ses voisins ?
Par ailleurs, l'efficacité accrue des moyens techniques amène une accélération du rythme de vie faisant que nous avons l'impression de manquer toujours davantage de temps (je l'avais évoqué ce sujet, entre autres points, par ici). Et cela peut avoir des conséquences assez dramatiques, à plus forte raison quand nos corps biologiques et nos organisations sociales ne peuvent pas suivre et demandent toujours tant de temps pour fonctionner correctement.
Un équilibre est à trouver sur ce point : nous devons encore parvenir à concilier cette lenteur bienfaitrice avec l'accroissement des possibilités que nous offre le numérique, afin de ne pas nous laisser déborder par nos propres outils.
'Veulent me gaver comme une oie avec des matières indigestes,
J'aurai oublié tout ça quand j'aurai appris tout l'reste…
Soulève un peu mon cartable : l'est lourd comme un cheval mort…
Dix kilos d'indispensables théorèmes de Pythagore !
Si j'dois m'avaler tout ça, alors j'dis « Halte à tout ! »,
Explique-moi, Papa, c'est quand qu'on va où ?
Je suis un ancien prof d'école, et en tant que tel, je suis entièrement convaincu par l'intérêt d'un « socle commun des connaissances et des compétences » dont chaque citoyen⋅ne est censé⋅e pouvoir disposer. Néanmoins, ça ne m'empêche pas de m'interroger sur ce qu'il doit contenir. Nous sommes à l'époque de la troisième grande révolution de l'humanité, après l'écriture et l'imprimerie, et cela n'est pas sans laisser des traces.
Notre manière de travailler, de réfléchir, est en train de changer ; et les anciens objectif, les anciennes manières de les évaluer (soit dit en passant, cet article-ci me semble mériter quelques remarques) sont en grande partie en train de devenir obsolètes. L'idée de ne pas retenir ce qui peut être aisément retrouvé n'est pas nouvelle, puisque, par exemple, Sir Arthur Conan Doyle faisait, il y a plus d'un siècle, dire à son Sherlock Holmes qu'il était inutile d'« encombrer son esprit » avec tout ce que l'on pouvait facilement trouver dans un livre. Ce qui a changé, c'est qu'accéder à ces informations est bien plus facile qu'avant…
Il convient donc de se demander ce que doit contenir ce socle commun. En ne perdant pas de vue la remarque de Paul Valery disant que tu ne m'apprends rien si tu ne m'apprends à faire quelque chose
. Dans ses conférences gesticulées, Franck Lepage pointe d'ailleurs fort justement le fait qu'une école des seuls savoirs ne peut, au mieux, que faire perdurer les inégalités déjà présentes dans la société. L'école doit, avant tout, être une école de la réflexion, et il est indispensable d'y développer l'éducation civique, la philosophie, la culture au sens réel du terme et la démarche scientifique.
Il est également important d'enseigner à nos élèves à comprendre le numérique et ses enjeux, puisque leur importance devient cruciale, et toutes ces choses qui seront nécessaire pour faire véritablement fonctionner ce monde – pourquoi diable faut-il, par exemple, que nous n'apprenions la façon dont fonctionne notre parlement et les recours que l'on peut faire contre des lois abjectes que dans l'urgence de leur mise en place ?
La façon de procéder à ces apprentissages, également, est cruciale : en faisant travailler des élèves de primaire sur un véritable problème de Recherche, j'ai eu le plaisir de voir des élèves qui, habituellement, jetaient sur les mathématiques un regard peu enthousiaste – malgré le talent et les efforts de leurs profs, ils n'y voyaient surtout qu'une série de choses pas toujours compréhensible à retenir par cœur – se mettre à y trouver soudain un très grand intérêt : cela devenait vivant, ludique, et néanmoins très instructif.
C'est dur à mettre en place, c'est chronophage, et il y aura forcément des choix à faire, mais une pédagogie rendant les élèves plus actifs, plus acteurs de leurs apprentissages, ne peut qu'être bénéfique. La pédagogie Freinet, que j'évoquais dans ma dernière conférence ne peut qu'inspirer à ce sujet.
L'essentiel à nous apprendre, c'est l'amour des livres qui fait
Qu'tu peux voyager d'ta chambre autour de l'humanité…
C'est l'amour de ton prochain, même si c'est un beau salaud,
La haine ça n'apporte rien, 'puis elle viendra bien assez tôt…
Si on nous apprend pas ça, alors j'dis « Halte à tout ! »,
Explique-moi, Papa, c'est quand qu'on va où ?
À l'époque où fut écrite cette chanson, bien sûr, il n'y avait que les livres ; voyager de sa chambre autour de l'humanité est désormais grandement facilité par Internet, qui leur ajoute la possibilité d'interagir en direct avec l'autre bout du monde. Mais c'est bien plus encore que cela. Avec le livre, encore, nous n'avions que la possibilité de lire, quand seules quelques rares personnes pouvaient faire imprimer leurs propos. Internet nous apporte la réciprocité, la possibilité de répondre et de parler nous-mêmes. En d'autres termes, Internet concrétise la liberté d'expression.
Internet rend également possible la création collective à une échelle encore jamais vue auparavant. Et l'amour de son prochain, n'est-il pas, finalement, en grande partie dans la capacité à collaborer avec lui spontanément, à concevoir ensemble de nouvelles choses, de la manière la plus simple qui soit ?
Cela commence petit à petit, pas toujours sur les plus magistrales des œuvres, mais de nouveaux modèles de création apparaissent, remettant peu à peu en cause une propriété intellectuelle dont l'efficacité est de plus en plus douteuse. La culture du partage, en revanche, qui n'est pas sans lien avec l'amour des livres, semble avoir un bien meilleur impact.
L'ancien monde, celui de l'inégalité des rapports, s'essouffle et s'étiole, quand un nouveau monde, égalitaire, collaboratif se met en place. Il reste bien sûr énormément à faire, à penser dans cette nouvelle société qui ressemble à très peu de ce que l'on connaissait jusque là. Mais c'est un monde ouvert, dans lequel, si nous nous donnons la peine d'y travailler, la haine aura beaucoup plus de difficultés à venir.
L'amour des livres, c'est aussi celui de la société du savoir qui est en train de naître.
Quand j'serai grande, j'veux être heureuse, savoir dessiner un peu,
Savoir m'servir d'une perceuse, savoir allumer un feu…
Jouer peut-être du violoncelle, avoir une belle écriture,
Pour écrire des mots rebelles à faire tomber tous les murs !
Si l'école permet pas ça, alors j'dis « Halte à tout ! »,
Explique-moi, Papa, c'est quand qu'on va où ?
Une question cruciale à poser est celle de la définition du bonheur. Chaque être humain y apporte une réponse différente, bien sûr ; mais il y a aussi une grande part de collectif. Et cela passe par toutes ces petites choses, plus ou moins utiles, que nous nous donnons la peine d'apprendre.
Cela passe aussi par le fait de savoir conserver ce qui mérite de l'être. Bien qu'ils soient immensément plus pratiques, les radiateurs électriques n'ont jamais approché le charme d'un feu de cheminée. De même que les liseuses, si elles remplacent efficacement les vieux rouleaux de parchemins, manquent de la possibilités d'être feuilletées comme les livres papiers. De même, le clavier, quoiqu'il permette une vitesse nettement plus importante, pourra difficilement remplacer la liberté offerte par l'écriture manuscrite.
Cela passe par le fait d'être autonome, de savoir gérer les besoins du quotidien sans avoir forcément besoin d'intervention extérieure. Si l'on sait percer un trou pour accrocher quelque chose, énormément d'autres choses qui ne sont pas plus compliquées devraient pouvoir ne pas nous effrayer. Et en cas de besoin, l'immense mine d'information que constitue le net permet d'échanger avec les autres et d'apprendre par soi-même à réparer ce qui ne va pas, comme cela se fait sur les forums d'entre-aide.
Cela passe par le fait de respecter le monde autour de nous, et d'apprendre à comprendre son fonctionnement plutôt qu'à chercher à lui imposer le nôtre. À petite comme à grande échelle, la nature est capable de beaucoup nous surprendre, si on prend la peine de ne pas oublier que nous en faisons partie.
Cela passe, aussi, simplement, par le fait de créer et de partager de belles choses. Jouer de la musique ensemble. Écrire, autant que possible d'une belle écriture, les choses pour et contre lesquelles nous devons nous battre, et les murs qu'il y a à abattre, avant de recréer ensemble quelque chose de mieux.
Tu dis que si les élections, ça changeait vraiment la vie,
Y'a un bout d'temps, mon colon, qu'voter ça s'rait interdit !
Ben si l'école ça rendait les hommes libres et égaux,
L'gouvernement déciderait qu'c'est pas bon pour les marmots !
Si tu penses un peu comme moi, alors dis « Halte à tout ! »,
Et maintenant, Papa, c'est quand qu'on va où ?
Notre système politique, lui aussi, montre ses faiblesses. Puisqu'il faut y revenir, cette loi en cours montre, si besoin en était encore, que le système représentatif n'est pas digne de confiance. La démocratie repose, disait Paul Ricœur (sa définition exacte est fournie dans un lien déjà donné plus haut), sur le fait d'associer chaque citoyen, à parts égales dans l'expression, l'analyse et la délibération des contradictions que connaît notre société, dans le but d'arriver à un arbitrage. On en est loin.
Pourtant, ça aussi, ça peut changer. Il suffit parfois d'une simple idée, lancée en l'air, pour motiver pas mal de gens et mettre en branle de véritables changements. De grands projets n'attendent que nos contributions. C'est aussi ça, cette révolution que le numérique rend possible : la participation de chaque personne à la chose publique, simplement parce que nous prenons conscience du fait que cela nous concerne et que nous pouvons y travailler.
Les générations de mes parents et de mes grands-parents ont créé le numérique et l'ont vu grandir. Celle de mes petit⋅e⋅s cousin⋅e⋅s, de mes neveux et nièce, grandira dans un monde dans lequel il est déjà présent. Je fais partie, moi, de la génération qui a grandi avec lui. Est-ce que cela me permet de le comprendre mieux, comme on comprend souvent mieux ses amis que ses parents ou ses enfants ? Je n'en sais rien. Mais je sais que cela me donne la responsabilité de veiller à ce que les changements qu'il apporte aillent dans le bon sens.
Nous pouvons, certes, simplement attendre que ce qui doit arriver arrive effectivement. Le changement est déjà sur les rails : ce n'est que le temps qu'il mettra à s'imposer qui est incertain. Mais nous pouvons tenter de faire en sorte que ce changement se passe bien. Nous pouvons inviter ceux de l'ancien monde à venir tenter de comprendre le nouveau. Après tout, ce qui rend la transition difficile, c'est qu'ils s'acharnent à tenter de la freiner.
L'ancien monde, celui que nous connaissions jusque là, est à bout de souffle. Alors peut-être est-il temps, comme le chantait Renaud, de dire « Halte à tout ! »
Et maintenant, dites, c'est quand qu'on va où ?