Le point sur Canonical
Ces derniers temps, un certain nombre de décisions de Canonical concernant Ubuntu ont donné lieu à de houleuses polémiques. En tant que bénévole pour l'association Ubuntu-fr, j'ai eu l'occasion d'assister et de participer à un certain nombre d'échanges à ce sujet.
Précisons immédiatement que l'association Ubuntu-fr, quoique reconnue officiellement (j'y reviendrai) est totalement indépendante de Canonical et ne s'associe pas à ses décisions (là encore, nous aurons l'occasion d'y revenir plus bas).
Je n'écris donc pas cet article au service de Canonical, et puisqu'il faut dire les choses franchement, je suis moi-même loin d'être d'accord avec eux sur toute la ligne. Néanmoins, comme cela s'était déjà produit dans certains cas, j'ai vu passer suffisamment de bêtises de la part des fervents opposants à Canonical pour qu'il me semble important de faire des mises au point.
Je tâcherai donc, dans cet article, de démonter ce que l'on appelle, dans le jargon, le « FUD », d'une façon que j'essayerai de rendre aussi neutre que possible. Les réponses seront bien sûr les bienvenues, mais merci aux mauvais trolls de rester au vestiaire
Canonical, c'est quoi, exactement ? [Canonical]
Canonical Ltd. est une société anglaise, dont les employés, vivant dans plusieurs pays du monde, travaillent essentiellement à domicile. La société a été fondée en 2004, et est toujours en grande partie financée, par Mark Shuttleworth, milliardaire sud-africain et à l'époque contributeur au projet Debian.
Son objectif principal est de développer et de promouvoir le système Ubuntu, basé sur le noyau Linux et les bibliothèques du projet GNU, et initialement dérivé de Debian (il en reste encore assez proche pour certains aspects techniques, même si les deux ont divergés sur nombre de points(1)).
Canonical est une société de droit privé et recherche la rentabilité, essentiellement afin que la survie d'Ubuntu ne dépende pas uniquement de la fortune de son créateur. Comme un certain nombre d'autres entreprises (l'exemple principal généralement cité à ce sujet étant Red Hat), l'essentiel de son activité lucrative consiste à vendre du support autour de GNU/Linux, et évidemment plus spécifiquement autour d'Ubuntu.
Un obstacle essentiel à cet objectif est la prédominance d'autres systèmes. Ainsi, Mark Shuttleworth a-t-il enregistré le tout premier rapport de bug sur Ubuntu comme étant la situation de quasi-monopole acquise par Microsoft Windows dans le cadre de l'informatique grand public, bloquant l'évolution des autres systèmes.
Certaines personnes, probablement mal informées, ont déjà accusé Canonical de « voler Ubuntu à sa communauté », ce qui paraît assez curieux, dans la mesure où le développement d'Ubuntu a toujours été le fait de Canonical (et, pour une grande partie, des décisions personnelles de Shuttleworth), même si ce système a rapidement attiré l'une des plus grosses communauté d'utilisateurs de l'écosystème des systèmes libres.
La communauté, quoiqu'active et prise en compte, n'a jamais été le moteur principal du développement d'Ubuntu (elle l'est en revanche toujours de certaines de ses variantes principales, j'y reviens juste après). Ubuntu est et a toujours été, pour l'essentiel, le produit de Canonical.
L'arrivée d'Unity [Unity]
Le premier point à avoir grandement fait parler de lui fut l'arrivée d'Unity, nouvel environnement graphique, que certains accusaient Canonical d'“imposer”. Sur ce point, soyons clairs : Unity est aussi “imposé” que n'importe quel autre environnement graphique, à savoir qu'il est fourni par défaut, et qu'on peut en changer en passant simplement par le gestionnaire de paquets.
Plus encore : tandis que, sur certains autres systèmes, il faut utiliser une option spécifique à l'installation pas forcément facile à trouver pour ne pas installer l'environnement par défaut, il suffit, pour éviter Unity, de choisir d'installer Kubuntu, Xubuntu ou Lubuntu, qui sont les sus-citées variantes principales, officiellement supportées par Canonical, mais dont les choix de développement sont laissés à la communauté(2).
Unity avait beaucoup surpris à l'époque de sa sortie, car la raison de son arrivée était restée quelque peu mystérieuse. La raison principale s'est imposée de manière assez flagrante depuis : l'environnement GNOME 2, qui était utilisé par Ubuntu jusque là, n'était plus maintenu par son équipe, passée sur un autre projet assez différent. Un changement d'interface était donc de toute façon nécessaire ; Canonical, qui n'était pas satisfait de la nouvelle version de l'environnement, a simplement choisi de profiter de l'occasion pour apporter sa propre vision.
J'ai déjà commenté quelques aspects d'Unity sur cette page, et je n'ai pas changé d'avis depuis. Mais je voulais préciser certaines choses sur les accusations de certaines personnes selon laquelle l'utilisation de GNOME (quelle que soit la version) aurait dû aller de soi, et selon laquelle, donc, Canonical serait fautive d'avoir changé d'interface. D'abord, GNOME n'est qu'un environnement parmi d'autres. Certes, l'un des plus utilisés, mais cela ne lui donne aucune légitimité particulière.
Il se trouve que GNOME 3 pose un certain nombre de problèmes techniques, qui ont conduit Debian également à envisager de changer d'environnement principal(3). Il se trouve aussi et surtout que Canonical, durant toute son utilisation de GNOME 2, a publié un certain nombre de correctifs et d'améliorations, qui ont presque toujours été refusés par l'équipe en charge du développement du système. Ils étaient donc, dans les faits, contraints de maintenir l'environnement de leur côté, ce qui est toujours plus simple quand on maîtrise son développement en parallèle. Le passage à Unity est essentiellement une conséquence logique de la situation précédente.
La ressemblance avec Mac OS X [MacOSX]
On a, pendant un temps (et je croise encore des remarques à ce sujet de temps à autre), accusé Mark Shuttleworth de vouloir copier le monde Apple. L'essentiel de cette accusation repose sur quelques similitudes visuelles entre Unity et Aqua, l'interface de Mac OS X, notamment due au fait que les deux sont passées au fond d'écran violet à peu près au même moment (Aqua était jusque là plutôt bleu, et le GNOME 2 « à la sauce Ubuntu » présentait un thème orange/marron, qui n'était pas forcément du goût de tout le monde).
Il y a effectivement quelques similitudes entre les deux interfaces. Ce qui est parfaitement normal, dans la mesure où les deux ont à peu près le même objectif (à savoir, être accessible le plus simplement possible à des utilisateurs n'ayant pas de connaissances avancées), et ont été dirigées par des tests d'utilisabilité (on fait tester plusieurs possibilités à des utilisateurs lambdas, et on s'oriente en fonction de leurs retours). En biologie, ça s'appelle la « convergence évolutive » (exemple classique, la taupe australienne et la taupe européenne, quoique de très différentes quand on regarde dans le détail de leur anatomie, sont très proches l'une de l'autre au premier coup d'œil, car leurs évolutions respectives ont été soumises à des conditions de sélection très proches).
Pour autant, quand on regarde dans les détails, c'est-à-dire à l'utilisation, les deux interfaces ont des différences assez notables, et je suis loin d'être certain que ceux qui font cette comparaison aient déjà réellement testés les deux. Remarque simple, mais à mon sens représentative : Unity est prévue pour être entièrement utilisable au clavier (nombreux raccourcis, « affichages tête haute »… ce fut d'ailleurs l'une des critiques majeures à l'origine : cette « interface unifiée », destinée à être utilisable sur tous les supports, était au départ trop axée clavier pour être pratique à utiliser sur les tablettes). De l'autre côté, Apple édite son système sur des ordinateurs où le clavier n'est même plus forcément présent par défaut…
(Il convient également de noter qu'Apple « emprunte » également au monde libre. Le multibureaux, par exemple, est arrivé chez eux récemment. Les bonnes idées passent d'un système à l'autre, c'est un comportement normal. Steve Jobs le soulignait dans sa jeunesse, même s'il a pas mal changé d'avis par la suite…)
Un mot sur Mint [Mint]
À l'époque du passage à Unity, une autre distribution avait réussi à faire pas mal parler d'elle, d'abord parce qu'elle proposait l'environnement MATE, clone de l'ancien GNOME 2, ensuite pour l'interface Cinnamon, shell pour GNOME 3 d'un aspect plus classique que ses concurrents.
Un point technique, d'abord : selon les dernières informations que j'ai eu à ce sujet, ni l'un, ni l'autre de ces environnements ne sont maintenus de façon satisfaisante (le Cinnamon actuel a plusieurs versions de GNOME 3 de retard, me semble-t-il). Leur viabilité à long terme n'est donc pas assurée, et ces interfaces ne sont en tout cas pas plus répandues dans l'écosystème du libre qu'Unity.
Mint avait réussi, à l'époque, à détrôner Ubuntu dans le classement du site Distrowatch, ce qui avait conduit certaines personnes à prétendre que Mint était en train de devenir plus utilisée qu'Ubuntu.
Tout d'abord, il faut savoir que les statistiques sur Distrowatch sont faites en fonction du nombre d'affichages des pages. Il vous suffit donc de lancer un robot qui va recharger périodiquement une page arbitraire pour faire monter fortement ses statistiques. Je ne dis bien sûr pas que c'est ce qui s'était passé à l'époque ; mais cela rend évident le fait que les statistiques de ce site ne sont pas représentatives de l'utilisation réelle des systèmes.
L'estimation en question est assez délicate à obtenir. Mais l'on peut se baser sur le fait qu'un certain nombre d'ordinateurs sont tout de même vendus, par un certain nombre de revendeurs, dont certains des plus notoires (Dell a une gamme concernée, par exemple) avec Ubuntu de base, tandis que je n'ai pas connaissance de ce genre de cas pour Mint.
Par ailleurs, il convient de noter que, si une version basée sur Debian a vu le jour depuis, la variante principale de Mint reste essentiellement de l'Ubuntu avec quelques éléments ajoutés. Opposer Mint à Ubuntu semble donc être une opération assez curieuse.
De plus, parmi ces éléments ajoutés, ceux qui étaient mis en avant à l'origine, et qui sont encore présents, sont un certain nombre de codecs et plugins non-libres, dont le mainteneur de Mint supposait qu'ils étaient de toute façon installés par tous. Je vais revenir sur l'aspect « libre ou pas libre » un peu plus bas, mais il me semble tout de même assez paradoxal de critiquer, comme je l'ai déjà vu, Ubuntu pour des aspects liés à la liberté logicielle, et de recommander en conséquence d'utiliser un système qui, précisément, est caractérisé par le fait d'ouvrir la porte à des éléments non-libres.
La « lens shopping » [lens-shopping]
À partir de la version 12.10, une autre polémique est née autour d'une des fonctions proposée par Unity. Les utilisateurs passés à cette version ont en effet eut la surprise de voir apparaître, lors de leurs recherches dans le dash (le menu « nouvelle formule »), des résultats issus du catalogue de produits d'Amazon.com, ce qui a d'abord amené un certain nombre de reproches sur la présence de « publicité » dans Unity.
Sur ce point, je ne crois pas que « publicité » soit le terme adapté. Il s'agit de résultats renvoyés par une recherche (j'y reviens immédiatement). Ils ne sont peut-être pas désirés par l'utilisateur (qui peut dans ce cas désactiver la fonction), mais ils sont censés être là pour lui être utile et correspondre à une demande de sa part. Ce n'est donc pas de la « publicité » au sens classique, mais plutôt des « résultats commerciaux ».
Notons par ailleurs que de la publicité au sens classique dans Ubuntu, il y en avait déjà depuis un certain temps, et personne n'avait râlé contre ça auparavant : les diapositives qui s'affichent lors de l'installation, présentant un certain nombre de logiciels installés ou installables dans Ubuntu, c'est très précisément de la publicité. Mais bref.
Tant qu'on est sur le vocabulaire, Richard Stallman, fondateur du mouvement du logiciel libre et par ailleurs grand opposant à Amazon, n'a pas hésité à qualifier ce logiciel de « spyware ». Malgré l'immense respect que j'ai pour le bonhomme, vous savez déjà que je ne suis pas toujours d'accord avec son choix de termes. En l'occurrence, j'ai du mal à considérer comme « espion » (ce qui sous-entend, me semble-t-il, une certaine discrétion dans l'extraction d'informations) un logiciel dont la fonction principale est de prévenir l'utilisateur qu'il a envoyé des données et de lui en présenter les résultats. Mais je suppose que c'est une question de point de vue.
Ce qu'il faut comprendre à ce sujet est que le dash est conçu pour aller chercher des informations aussi bien sur le réseau que sur l'ordinateur local. Le but d'origine était d'en faire un outil de recherche globale et unifiée. Il le faisait depuis le début en allant chercher des logiciels y compris parmi ceux non-encore installés (ce qui se faisait tout de même en local, grâce au cache du système de paquets). Et la recherche réelle sur le réseau n'est théoriquement pas liée uniquement à Amazon : d'autres recherches, notamment vers Wikipédia, doivent apparaître dès qu'elles seront fonctionnelles (cela a malheureusement plusieurs fois été repoussé).
Pour autant, la fonction de recherche sur le réseau, qui présente évidemment quelques soucis en terme de vie privée(4), est totalement désactivable. On peut sans doute reprocher à Canonical de ne pas avoir intégré une option lors de l'installation pour proposer le choix de cette option ou non. Je signale au passage qu'Ubuntu-fr l'a fait : il suffit de choisir l'image d'installation francophone fournie par l'association pour avoir le choix de ne pas activer cette option dès l'installation du système. Cette modification a été proposée à Canonical pour intégration.
Par ailleurs, les recherches ne sont pas envoyés directement vers Amazon, mais vers les serveurs de Canonical, qui les anonymise et les envoie en son nom propre (cette anonymisation n'était que partielle pour la première version, ce qui n'a bien sûr pas manqué d'attirer les critiques, mais la chose a heureusement été corrigée assez rapidement). Canonical s'est par ailleurs engagé à ne pas faire usage des données ainsi obtenues. La question de confiance ne se porte donc, normalement, qu'envers Canonical, et non envers les systèmes de recherche concernés.
L'affaire « fixubuntu » [fixubuntu]
Une conséquence assez intéressante du point précédent. Un internaute, assez mécontent de la présence de cette lens shopping, a ouvert un site Web visant à expliquer comment désactiver cette fonction (d'une façon assez particulière, d'ailleurs, puisqu'il propose un script shell de désactivation, quand il suffit de passer par les paramètres système, ou de désinstaller les paquets. Mais ce n'est pas le soucis ici).
Cet internaute a reçu un mail de Canonical relatif au droit des marques, lui reprochant un usage non-autorisé du nom Ubuntu et du logo correspondant. Bénéficiant par ailleurs d'appuis juridiques auxquels tout le monde n'a pas accès, l'auteur du site a refusé de se conformer à une partie des demandes, et en a profité pour faire de la publicité à son site en se présentant comme une victime d'une tentative de censure, invoquant le fait que Canonical se servirait du droit des marques pour faire disparaître du contenu lui déplaisant.
(Pour cette partie, je renvoie également au message de Winael sur cette page)
Faisons d'abord le point sur les antécédents : le nom et le logo d'Ubuntu sont en effet marque déposée. Ils ne sont pas les seuls dans le genre (c'est le cas également pour Mozilla Firefox, ce qui a conduit à l'apparition de plusieurs clones, dont le navigateur principal de Debian, Iceweasel. Le système Debian lui-même dispose d'un logo officiel enregistré, même s'il n'est presque pas utilisé et si le logo officiel non-enregistré est nettement plus connu).
L'association Ubuntu-fr, en tant que « communauté locale » officiellement reconnue (un dossier est rempli régulièrement pour présenter les actions effectuées par l'association pour justifier ce statut), a l'autorisation de les utiliser, mais il existe plusieurs antécédents d'usages ayant été refusés au titre du droit des marques (notamment, la variante initialement appelée GEUbuntu, utilisant GNOME et Enlightenment, a dû être renommée en OpenGEU).
Notons ensuite que le mail reçu par cette personne était un mail semi-automatique, comme Canonical doit en envoyer un certain nombre d'autres, et ne lui demandant que deux choses : retirer le logo, qui s'affichait en gros en en-tête de page, et changer de nom de domaine, « fixubuntu.com » laissant entendre qu'il s'agirait d'un site officiel, ou au moins d'un usage reconnu. Le contenu réel de la page n'était en aucun cas visé.
Le responsable du site a retiré le logo et ajouté un « disclaimer » précisant d'une manière assez sarcastique qu'il n'était en aucun cas lié à Canonical, mais a refusé de changer de nom de domaine, arguant que cela nuirait fortement à la visibilité du site. Les noms de domaines sont effectivement utilisés dans les moteurs de recherche pour le classement des résultats, mais c'est loin d'être le seul élément. Je vous laisse lancer une recherche de votre choix dans votre moteur de recherche favoris et constater combien de résultats, rien que sur la première page, contiennent effectivement l'un des mots-clefs saisis dans leur nom de domaine (ils le sont cependant plus souvent dans le reste de l'URL(5)). Jetez également un œil à ce commentaire.
L'accusation de tentative de censure, à mon sens, ne tient pas. J'aurais plutôt tendance à considérer que le responsable de la situation est la personne ayant choisi ce nom et cet usage. Certes, la question du droit des marques et de son utilisation est importante, mais je ne vois ici aucune problématique autre que celle-ci.
Notons toutefois que, devant l'impact médiatique de la chose, Canonical a présenté ses excuses et autorisé, à titre exceptionnel, le maintien du nom de domaine.
L'hypothèse Chrome/Chromium [Chrome]
Quelques mots sur ce « serpent de mer ». Il existe, dans la communauté des utilisateurs d'Ubuntu, un certain nombre de personnes utilisant le navigateur Chrome, en partie privatif, ou sa base libre, Chromium, tous deux maintenus par Google. Parmi ces utilisateurs, quelques uns se sont mis en tête de faire en sorte que leur navigateur favori devienne le navigateur par défaut d'Ubuntu, et leur opération de lobbying porte de temps à autres ses fruits en créant un buzz médiatique autour de l'hypothèse d'un remplacement de Mozilla Firefox dans une prochaine version.
Soyons clairs : ce n'est, pour l'instant, rien de plus que du buzz. Mark Shuttleworth a annoncé (voir ici, et je vous laisse au passage constater le décalage entre le titre et le contenu…) avoir une certaine admiration pour Chrome, mais les choses s'arrêtent actuellement là ; ce navigateur n'a pas encore été mis par défaut, et ne le sera vraisemblablement pas pour les prochaines versions.
Bien sûr, je n'ai pas la prétention de connaître l'avenir avec certitude, et ne peux donc pas certifier que ce sera éternellement le cas. Néanmoins, nous pouvons faire quelques remarques à ce sujet : tout d'abord, si Chromium est libre(6), Chrome ne l'est pas. Actuellement, les seuls codes non-libres intégrés par défaut dans Ubuntu sont des pilotes matériels, destinés à assurer la compatibilité avec les multiples supports sur lesquels Ubuntu peut être amené à tourner(7). Ce serait un changement majeur que d'intégrer, en particulier pour un logiciel particulièrement important dans le système, un logiciel privatif.
Concernant Chromium, l'un des points à noter est qu'il est à peu près inconnu du grand public. Or, le choix de Mozilla Firefox par défaut se basait essentiellement sur le fait que ce logiciel est connu, et très utilisé sur d'autres plateformes. Remplacer par Chrome, qui est dans ce cas également, se tiendrait à ce niveau ; mais par Chromium, cela n'aurait aucun sens.
Il me semble donc que, quels que soient les supposés (et contestés) avantages des navigateurs de Google par rapport à Mozilla Firefox, il soit peu probable que l'un d'entre eux devienne le navigateur par défaut d'Ubuntu. Et quand bien même cela arriverait, Firefox resterait, bien évidemment, disponible dans les dépôts, comme un certain nombre d'autres navigateurs le sont actuellement.
Le cas de Mir [Mir]
L'autre choix très contesté de Canonical fut le lancement du projet Mir. Jusqu'à présent, tous les environnements, et plus généralement toutes les bibliothèques graphiques utilisées sous les systèmes GNU/Linux (et plus généralement, sous tous les systèmes Unix-like à l'exception de Mac OS X) reposent sur le système de fenêtrage X11. C'est, actuellement, la seule partie de notre système pour laquelle il n'existe aucune alternative.
Or, X11 est une technologie vieillissante et difficile à maintenir (elle n'a pas évolué depuis très longtemps, essentiellement parce que peu de gens ont le courage d'aller mettre les mains dedans(8)). Plusieurs projets visant à le remplacer ont vu le jour ; aucun n'avait duré jusqu'à il y a peu.
Le projet de remplacement actuellement en vogue est Wayland. Canonical a, pendant un temps, tenté d'y contribuer, avant de changer d'avis et de lancer un projet concurrent (je ne suis pas sûr de moi à ce sujet, mais il me semble qu'ils ont été confrontés au même problème que pour GNOME, à savoir le refus de l'équipe en place d'intégrer leurs contributions).
Il est assez curieux de constater que, pour tous les points du système, la diversité a toujours été un énorme avantage pour les systèmes libres ; mais que la nouvelle de la possibilité de deux serveurs graphiques différents semble soudainement être problématique. Un certain nombre d'opposants se sont écriés qu'il était inadmissible que Canonical ne travaille pas sur celui qu'ils présentaient comme le « successeur naturel » de X11.
Il convient de noter un petit quelque chose à ce sujet : Wayland n'est devenu ce « successeur naturel » qu'après l'annonce de Mir. Peu de temps auparavant, lors de la parution de Wayland 1.0(9), quoique certains « poids lourds » du monde libre avaient déjà annoncé qu'ils l'utiliseraient, un certain nombre de voix s'élevaient encore pour dire « wait and see ». Puis Canonical a annoncé Mir, et bizarrement, la légitimité de Wayland a semblé beaucoup plus solide à partir de ce moment.
L'une des raisons principales évoquées pour le refus de Mir est qu'il serait problématique qu'un élément aussi central soit géré par une seule entreprise. Pourtant, un simple coup d'œil aux contributions à Wayland montre qu'elles sont essentiellement le fait d'un seul homme, qui se trouve travailler pour Intel. Quelle est donc la différence entre les deux à ce niveau ?
Je compare en fait la situation Wayland/Mir à celle des moteurs de rendus des différents navigateurs. Nous avons essentiellement deux moteurs de rendu libres : Gecko (utilisé par Firefox et ses clones), et Webkit (utilisé par à peu près tous les autres navigateurs graphiques libres, ainsi que par Chrome, Safari, et depuis peu Opera). Or, l'existence de plusieurs moteurs de rendus, reconnaissant des fonctions différentes et reconnaissant différemment les fonctions normées et communes, est un indéniable atout pour le domaine du Web, élément central de la raison d'être de normes indépendantes. En quoi la présence de plusieurs serveurs graphiques ne pourrait-elle pas être une telle opportunité ?
Il est d'ailleurs assez curieux de noter que, quand Canonical ne développait rien par eux-mêmes (ils travaillaient tout de même sur les projets des autres, ce qui n'était pas rien, mais passons), on le leur reprochait. Maintenant qu'ils développent et proposent des nouveautés, on le leur reproche également. Comme disait fort justement La Fontaine, est bien fou du cerveau qui prétend contenter tout le monde et son père
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La résolution du bug #1 [Bug1]
Autre point, j'ai évoqué plus haut le « bug numéro un » d'Ubuntu, à savoir la position ultramajoritaire de Microsoft Windows sur l'informatique personnelle. Ce bug a été récemment marqué comme résolu par Mark Shuttleworth, avec une mention selon laquelle c'était davantage dû à Google qu'à Canonical.
Certaines personnes ont interprété cela comme un changement fondamental d'optique, montrant que Canonical cesserait d'avoir pour vocation de combattre les situations de monopole. Je ne suis pas d'accord avec cette interprétation.
Regardons plus en détail la résolution de ce bug, tout d'abord : depuis la création d'Ubuntu, l'informatique personnelle a énormément évolué. Alors que les ordinateurs de bureaux étaient encore majoritaires à l'époque, ils sont désormais très minoritaires face aux ordinateurs de poches (comme le souligne Benjamin Bayart dans sa dernière conférence, ce sont bien des ordinateurs, la fonction de téléphone n'étant plus qu'un accessoire, au même titre que l'appareil photo) qui ont envahi tous les foyers.
Or, sur le marché des ordinateurs de poche, le système Windows Phone peine à se faire voir (l'iOS d'Apple est en recul également). Le champion ultramajoritaire dans ce domaine, c'est l'Android de Google (système utilisant le noyau Linux, mais sans les outils du projet GNU, et qui n'est donc pas un « GNU/Linux ». Il n'est d'ailleurs pas entièrement libre, et pose des soucis de respect de la vie privée, mais c'est une autre problématique, que j'aborderai dans un autre article).
Le commentaire de Shuttleworth accompagnant le passage de ce bug en résolu indique, de façon assez lucide, que ni Microsoft, ni Canonical n'ont su prévoir cette évolution, et que c'est désormais Google qui a la position dominante. Pour autant, d'autres outsiders apparaissent, comme Firefox OS et… Ubuntu Phone.
Canonical n'est cependant pas sans avoir des partenariats avec Google sur certains points, et il est effectivement possible qu'il y ait eu quelques changements stratégiques à ce niveau. Mais quand je regarde les positions « historiques » de Canonical, j'ai l'impression qu'il n'y a pas eu de rupture particulièrement franche, mais qu'il s'agit de la simple adaptation de leur idéologie initiale aux changements externes. À chacun de se faire sa propre idée, cependant.
Question de public… [public]
Une chose essentielle à comprendre est que le public visé par Canonical est essentiellement le très grand public, qui ne maîtrise pas du tout l'outil informatique. Si vous avez compris à peu près tout ce que j'ai expliqué ci-dessus, c'est sans doute que vous ne faites pas partie de leur cœur de cible. Et que donc, il est normal que leurs décisions ne soient pas conformes à vos attentes.
Or, les choix stratégiques de Canonical sont essentiellement liés à cela. Par exemple, l'intégration d'Amazon dans le dash vient du fait qu'une bonne partie de leur public utilise déjà Amazon, et qu'il s'agit donc uniquement de leur simplifier la vie. La pilule est un peu amère, pour les partisans du logiciel libre qui, comme moi, dépensent de l'énergie à tenter d'éveiller les consciences et de faire évoluer les habitudes des utilisateurs plutôt que de s'adapter à elles.
C'est une sorte de nivellement par le bas plutôt que par le haut, pourrait-on dire. Ce qui est logique, d'une certaine manière, dans la mesure où, pour toucher rapidement le public, c'est encore la solution la plus efficace. Sur le long terme, cependant, je doute de son efficacité : comme Stallman le souligne, si l'on se contente de fournir un produit techniquement meilleur sans mettre en avant les aspects éthiques, les victoires ne durent que jusqu'à ce que les gens ne s'embarrassant pas de l'éthique produisent quelque chose de meilleur techniquement.
Pour reprendre une célèbre citation, qui fera je suppose la satisfaction des détracteurs de Canonical, je dirais que la stratégie qu'ils ont choisie est « plus rapide, plus facile, plus séduisante, mais pas plus puissante ».
Néanmoins, Canonical n'a pas « trahi le libre », comme je le lis quelquefois. D'abord parce que j'insiste sur le fait qu'ils m'ont toujours semblé plus proches des idéaux de l'OpenSource que de ceux du Libre : comment peut-on avoir trahi ce à quoi on n'appartenait pas ?
Ensuite parce que, jusqu'à présent, tout le code qu'ils produisent est bel et bien placé sous licence libre. Mais il se trouve que le monde a changé, et que la licence sous laquelle est placée un bout de code n'est plus le seul enjeu…
Quoiqu'il en soit, bien qu'il s'agisse d'une entreprise privée, donc de quelque chose sur lequel nous n'avons aucun contrôle, il n'y a, je pense, pour l'heure, aucune raison valable de diaboliser Canonical. Ils ont fait des choix avec lesquels il est légitime d'être en désaccord, mais qui ne justifient, je pense, pas toutes les accusations. Cela reste des choix logiques compte tenu de leurs objectifs et de leurs positions.
À titre personnel, mais je pense que vous vous en doutiez déjà en parcourant le reste de mon blog, je ne suis pas particulièrement enthousiaste à l'idée que la frontière entre local et distant devienne floue, et la recherche globale du dash ne m'emballe pas, avec ou sans les problèmes spécifiques liés au choix d'Amazon ; de même que je préférerais un système moins utilisé, mais qui soit moins axé pour faciliter à ce qui me semblent être de mauvaises habitudes.
Néanmoins, Ubuntu reste, à mes yeux (et surtout entre les mains de l'association francophone, qui n'hésite pas à se distinguer de Canonical sur ces quelques points problématiques) un très bon système pour les personnes qui débutent et/ou qui ne veulent pas avoir trop besoin de se prendre la tête avec l'outil informatique.