Shanx’s House

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La Souris

Vous savez, quand j’ai enfin réussi à faire fonctionner ma machine, l’une de mes premières grandes questions fut de savoir comment j’allais l’appeler. Non pas “comment ça va se passer ?” ou “sur qui la tester ?”, mais “quel nom lui donner ?”. Étonnant, n’est-ce pas ? Ma première idée fut lecteur encéphalique, mais ça ne me plaisait pas trop. Vous comprenez, ce n’est pas un “lecteur”, non. C’est plus un… fouineur. C’est une petite souris, qui se balade dans l’esprit du sujet et qui me rapporte ce qu’elle voit. Ou plus précisément, c’est moi qui la contrôle et qui observe. Donc je ne lui ai jamais donné de nom. Pour moi, c’était ma souris.

Pour trouver mes sujets, ce n’était guère difficile. C’est toujours pratique d’être directeur d’un hôpital psychiatrique ! Le premier sur qui j’ai pu expérimenter ma souris était un maniaco-dépressif du nom de… au diable son nom ! Pour tout vous dire, j’ai été plutôt déçu. Moi qui m’attendais à monts et merveilles – même si je ne savais pas trop à quoi m’attendre – tout ce que j’ai pu observer, c’était… indescriptible. Non, non, ne riez pas ! C’était des formes sans queue ni tête, des variations sans chef d’orchestre… Mais déjà je pouvais déceler toute la puissance de ma souris. C’était là, pas loin, les clefs de l’esprit humain ! J’avais simplement mal choisi sa première exploration. Ma souris ne se satisfaisait pas d’un esprit si dérangé… si tant est qu’on puisse encore parler d’esprit. J’étais tout de même content : ma souris semblait fonctionner, et surtout j’entrevoyais déjà une possible utilisation future : plutôt que de se baser sur des tests souvent biaisés pour juger de la présence d’esprit d’une personne, bientôt on utiliserait ma souris !

Même si cette expérience était un demi-échec, je ne sais combien de temps je suis resté à explorer l’esprit du pauvre malheureux. Ces formes qui bougeaient, ces explosions réprimées dans de grandes gerbes lumineuses, tout cela était assez prenant. Mais j’ai tout de même rapidement changé de sujet. Malheureusement, le second essai n’a guère été plus concluant. Le troisième non plus… J’ai vite compris que si mon poste me permettait d’avoir des sujets facilement, il me limitait aussi à des sujets de bien piètre qualité. Et hors de question pour moi de faire sortir ma souris de mon établissement  ! Un parvenu de votre genre aurait bien été capable de me voler l’idée.

J’avais testé quasiment tous les sujets potentiels de mon établissement et je commencais à déséspérer quand une bonne nouvelle, enfin, m’est parvenue : un nouveau patient allait arriver d’ici peu. Il était inhabituel pour mon institution  ; ceux de son espèce sont plutôt envoyés à l’autre hôpital, mieux équipé. Ici, nous n’avons que des suicidaires, des dépressifs, voire des idiots, rien de plus méchant. Mais là  ! En raison du manque de place, ils nous envoyaient la crème de la crème des psychopathes  ! Lui, ce n’était pas un vulgaire meurtrier. Il était spécialisé dans la torture mentale. Si on le laissait une demi-journée dans une pièce avec quelqu’un d’autre, il était capable de le pousser au suicide, simplement en lui parlant. Fascinant, n’est- ce pas ? De cette manière, il avait quand même tué six personnes, dont son beau-père. Au demeurant, il était remarquablement intelligent. Ah ! Je crois que le QI moyen de mon établissement a gagné trois points par sa simple venue.

Comme vous vous en doutez, je n’ai pas attendu longtemps avant de lancer ma souris à l’assaut de son esprit. Et quelle révélation ce fut ! Je nageais au milieu d’un kaléidoscope coloré et infini, aux formes à la fois complexes et simples. Tout avait une signification. Je ne la comprenais pas, mais elle était là, à portée de main ! Je pouvais presque voir le chemin de sa pensée serpenter à travers les fils de son esprit. C’était une vision magnifique ! Je ne sais combien de temps je suis resté plongé là-dedans. Sur la fin déjà, les formes avaient plus de sens. Je pouvais distinguer des choses familières, des ombres qui ne m’étaient pas inconnues.

Dès le lendemain, j’y suis retourné. Le surlendemain aussi. Et encore après… De jour en jour, mes visions devenaient de plus en plus précises. Je comprenais ce que je voyais ! D’abord ce ne fut pas grand chose : la cellule dans laquelle nous étions, un arbre… Puis ça se complexifia. Autour de l’arbre apparut un ruisseau, des grenouilles jetaient leurs croassements dans le doux vent frais. J’évoluais maintenant dans un paysage idyllique. Tout était réel ! Si je marchais dans le ruisseau, mon pied était mouillé. Si je restais étendu au soleil, il séchait.

Et un jour, elle est apparue. J’étais comme souvent assis près du ruisseau, quand je la vis s’approcher. Qu’elle était belle… La femme la plus magnifique dont un homme aurait pu rêver, parfaite sous tous les angles. Ses longs cheveux auburn flottaient autour d’elle et encadraient un visage ravissant. Je… Je n’avais jamais été amoureux. Le travail, ma vie de reclus… Mais là, du premier coup, je sus que c’était elle. C’était la bonne, celle que j’avais toujours inconsciemment attendue depuis qu’enfant j’avais lu des contes de fée.

À partir de là, ma vie pris un brusque tournant. J’étais enfin heureux. Comment aurais-je pu ne pas l’être ? J’avais enfin quelqu’un pour m’aimer et me comprendre, quelqu’un qui m’attendait et avec qui je ne voyais pas le temps passer. Tous les soirs, je la rejoignais, et nous marchions dans la lande – vous savez que j’ai toujours aimé la lande ? Notre arbre était au milieu de la plus belle lande que j’ai pu voir. La seule au monde toute fleurie au mois de février –, puis nous nous asseyions sous l’arbre et nous regardions le soleil se coucher indéfiniment.

C’est finalement ici que nous nous unîmes pour la première fois. Jamais je n’avais connu une telle expérience. Elle savait tout de mes désirs avant même que je sache que je les avais, et les comblait comme aucune autre n’aurait pu le faire. Moi qui avait dédaigné l’acte amoureux si longtemps, je redécouvris les plaisirs de la chair à un niveau tel que je sais que maintenant plus rien ne pourra s’en approcher.

Tous les matins, un de mes assistants venait me réveiller, et je devais partir au travail toute la journée. Un vrai petit couple, vous dis-je, avec ses tristes obligations, et ses retrouvailles passionnées, tous les soirs. Je savais que le personnel commençait à jaser. “Pas digne du directeur”, “mauvaise pente”, “drogue”, disaient-ils. Mais qu’en savaient-ils, eux ? Comment pouvaient-ils la critiquer de la sorte ? Je vous assure que j’ai vite remis de l’ordre dans la maison. Et c’est ainsi que nous avons pu poursuivre notre romance.

Mais comme toutes les romances, la mienne eut une fin. Un jour, alors que je venais de la rejoindre, elle s’enfuit en riant. Pensant encore à un jeu, je la suivis. Nous courûmes pendant longtemps, jusqu’à parvenir à une petite colline surmontée d’une belle demeure. Sans s’arrêter, elle rejoignit le sommet et, sans hésiter, juste avec un petit regard pour moi, elle rentra à l’intérieur de la maison qui était là. Et moi j’étais en bas, à la fixer. Je connaissais cet endroit, je ne le connaissais que trop bien. Finalement je suis monté, et je suis rentré. La cuisine à droite, le grand salon devant, les escaliers à gauche… Tout était comme dans mes souvenirs. Et, sans savoir comment, je savais où elle était. Lentement, je montai les escaliers, priant pour que je me trompe. Voilà ma chambre, puis celle de mon frère. Je poussai la porte de la chambre parentale. Et je la vis. Elle était là, à me regarder avec ses grands yeux bleus. Elle tournoyait lentement sur elle-même, pendue à la poutre… comme ma mère, il y a si longtemps ! Dans la même pièce, au même endroit ! Je m’effondrai, je suffoquai. Je savais qu’il était trop tard.

Je ne sais pas ce qu’il s’est passé après. Mon assistant, ou une infirmière, quelqu’un a débranché la souris. Quand je me réveillai, il me regardait avec un petit sourire en coin. Lui, le meurtrier. Et il me dit, doucement, presque dans un souffle : “vous savez, docteur, votre souris… elle marche dans les deux sens.” Et il sourit… sourit…