Habitudes et effet cliquet

Il y a quelque chose de très rassurant, vis-à-vis de l'avenir de notre société, c'est que nous sommes capables de nous habituer à énormément de choses. La fusillade chez Charlie Hebdo avait beaucoup choqué parce que ces événements s'étaient fait assez rares les années précédentes ; mais il y en a eu pas mal d'autres, il y a un peu plus longtemps, et il me semble que les gens de l'époque ne vivaient pas trop mal avec, sans pour autant prendre de mesures catastrophistes. Nous mêmes, nous nous y habituons. Si l'objectif des auteurs de ces attentats est de faire s'effondrer notre société, en s'y prenant comme ça, ils ont perdu d'avance.

Mais il y a aussi quelque chose d'extrêmement flippant, vis-à-vis de l'avenir de notre société, c'est que nous sommes capables de nous habituer à énormément de choses. Parce que ça fait que les petites dégradations progressives qui, elles, présentent un véritable risque pour notre vie de tous les jours future, elles, s'installent et ne repartent pas.


J'ai eu trente ans cette année, et je me souviens encore qu'il y a eu un « début » au fait de devoir ouvrir ses sacs aux vigiles à l'entrée des bâtiments. Il y a des endroits où c'est assez ancien : au début de mon activité de militant libriste, quand j'ai pris l'habitude de me rendre, tous les six mois, à l'Ubuntu Party parisienne, cette mesure était je crois déjà en place à la Cité des Sciences et de l'Industrie. Mais ça restait assez rare.

De nos jours, on peut encore organiser les Journées du Logiciel Libre dans une chouette petite MJC de quartier sans devoir mettre ce genre de choses en place, mais Capitole du Libre, qui se passe dans un bâtiment universitaire, peut même être annulé brusquement si ce n'est pas fait. Et il y a des gens, désormais majeurs, qui n'ont jamais connu l'« avant »…

Ouvrir son sac devant un vigile, me direz-vous, n'est pas tellement gênant. En soi, peut-être pas, en effet (même si pour quelqu'un comme moi, qui a grandi avec l'idée qu'un sac est endroit où on peut mettre ses trésors à l'abris des yeux indiscrets, l'injonction de devoir les ouvrir devant des inconnus a quand même du mal à passer). Mais observons les effets concrets de la chose.

Quels bénéfices en sont retirés ? Pas beaucoup. Au rythme où les gens passent, les vigiles n'ont pas vraiment le temps de les fouiller. Même en s'équipant de détecteurs de métaux et autres gadgets plus ou moins intrusifs, ils ne peuvent pas vraiment empêcher quelqu'un d'ingénieux et qui n'a pas l'intention d'y survivre d'entrer avec du matériel dangereux.

Pour autant, cette fouille, même sommaire, peut conduire à ralentir considérablement le temps requis pour entrer. Sur plusieurs événements que je fréquente, la queue pour les visiteurs est telle qu'il faut plus d'une demi-heure pour arriver à quelque chose (ce qui, d'ailleurs, n'améliore rien). Bilan net du rapport bénéfice/efforts : une perte sèche. Ce comportement n'est simplement pas rationnel.


Continuons avec les bagages. En changeant de gare tout à l'heure, je suis passé par le métro parisien. Je ne les ai pas remarqués pour cette fois (j'étais plongé dans mes pensées), mais je suis sans doute passé devant ses désormais incontournables affichages selon lesquels un bagage oublié provoque l'intervention des services de déminage, ce qui bloque la circulation et donc entraîne du retard pour l'ensemble des passagers.

Fut une époque, quand on oubliait un sac dans les transports en commun, on avait encore un vague espoir que quelqu'un de bienveillant le ramènerait aux objets trouvés, où l'on pourrait aller le récupérer. Aujourd'hui, si le sac n'est pas emporté par un indélicat quelconque, il sera donc détruit par les démineurs. Oublier un sac signifie à coup sûr une perte sèche de son contenu qui – ces mêmes affichages le rappellent parfois – peut être assez précieux.

Il faut pourtant se rappeler que, même sans ce motif, on n'oublie pas volontairement ses affaires. La personne lambda qui transporte un sac a, normalement, suffisamment envie de pouvoir les retrouver. Il arrive que des sacs se perdent, bien sûr, mais c'est dû aux aléas du cerveau humain et pas au fait que læ propriétaire du sac n'en avait rien à fiche.

Partant de là, est-ce que quelqu'un pourrait m'expliquer quel est l'intérêt de chercher, comme le font ces affichages, à culpabiliser à fond les gens pour qui l'oubli malencontreux est déjà suffisamment désagréable ? Je ne suis pas expert en psychologie, mais je ne suis pas sûr que ça aide les têtes-en-l'air à faire plus attention ; je suis par contre prêt à parier que ça rajoute du stress au stress pour un certain nombre des autres, ce qui ne me semble pas non plus un effet spécialement positif.


Dans les gares elles-mêmes, j'ai eu droit, comme à l'ordinaire, aux annonces indiquant que l'affichage, sur les bagages, des coordonnées de leur propriétaire est obligatoire. Pendant longtemps, je me suis demandé quel était l'effet, en termes de sécurité, de ce genre de choses.

Ça doit sans doute aider à savoir à qui envoyer la facture si, en cas d'intervention des services de déminage, il s'avère que le bagage a été détruit pour rien et que la petite étiquette est toujours visible, sans doute, mais pour les gens qui possèdent ces bagages ? S'il s'agissait de l'espoir de les récupérer en cas de perte, on le ferait spontanément, sans avoir besoin d'une obligation.

Et puis, un jour, je suis tombé par hasard sur cette brève, et j'ai réalisé qu'il y avait bel et bien un effet. Un effet négatif, encore une fois. Pas mal d'articles concernant Internet et l'anonymat (celui-ci, par exemple) soulignent qu'on est moins anonyme en ligne que dans la rue : la SNCF nous oblige à ne plus l'être dans ses trains non plus.

En fait, l'idée d'écrire cet article m'est venue, elle aussi, de ce trajet en train : conduit à la gare de départ en voiture, j'ai été laissé à côté de la « dépose-minute », et je me suis alors fait la réflexion que je ne me rappelle même plus depuis combien de temps celle-ci est condamnée par des barrières « de sécurité », empêchant une voiture de se garer sur le côté (et bloquant donc le reste du trafic) le temps de sortir les sacs.

Alors que je me connais habituellement pour me faire des réflexions à chaque fois que je croise quelque chose de ce genre, j'ai réalisé à ce moment que j'avais vu ces barrières un bon paquet de fois ces dernières années sans y penser spécialement. Je m'y étais habitué. Et maintenant que je m'en rends compte, cela me fait très peur.


Et à la gare d'arrivée (j'écris ces lignes dans le dernier train), je croiserai certainement, comme souvent, des militaires en uniforme et lourdement armés. Que pas mal de gens sont contents de voir là, parce que ça leur donne une impression de sécurité. Il faudra tout de même qu'on m'explique, un jour, par quels mécanismes bizarres nous pouvons observer un objet qui, même manié par des personnes dont nous n'avons a priori aucune raison de nous méfier, n'a pour seule fonction que celle de tuer, et que notre cerveau puisse en tirer une impression de sécurité.

Mais même acceptant ce point : la présence de ces militaires vise donc à créer un sentiment conscient de sécurité. Ils ne font pas oublier qu'une menace existe : ils rassurent en faisant remarquer que l'on fait quelque chose contre elle. Mais puisque rien d'autre, dans l'enceinte de la gare, ne nous mets cette menace sous le nez, ils nous la rappellent aussi au passage.

Il me semble, à moi, que le véritable sentiment de sécurité ne peut être qu'inconscient : c'est ce que l'on ressent quand on n'a pas peur à la base. De la même façon qu'on n'est pas en bonne santé quand on doit prendre des médicaments pour lutter contre les symptômes d'une maladie.

Je me rappelle, très vaguement, d'un téléfilm vu quand j'étais môme où une mère, psychologiquement perturbée, avait fait diagnostiquer à son enfant un diabète qu'il n'avait pas. Elle lui administrait des piqûres d'insuline, et lui donnait un sucre en même temps pour qu'il se sente mieux. La présence de ces militaires en arme me semble répondre à une “logique” similaire.


Ces quelques points sont visibles, mais ne sont que d'infimes détails. Beaucoup plus graves sont les conséquences sur les règles de fonctionnement de notre société, et en particulier celles qui régissent la Justice. Les actes terroristes sont, ces derniers temps, un prétexte tout trouvé pour retoucher grandement ces règles. Ce n'est cependant qu'un prétexte, car les “travaux” avaient débuté bien avant ces attentats et n'ont pas tellement changé de sens depuis (ils ont seulement accéléré).

Comme pour les quelques détails que j'ai décrits plus haut, et de façon plutôt simple à comprendre, les changements ont très peu d'effets positifs, quand ils n'ont pas d'effets clairement négatifs. Concernant la surveillance, par exemple : l'effet principal d'une surveillance généralisée à l'ensemble de la population est d'augmenter considérablement le nombre de « faux positifs », de personnes repérées comme devant être activement gardées à l'œil alors qu'elles sont en fait totalement inoffensives. Il faut donc d'autant plus de moyens humains pour ce faire… ce qui, à effectifs limités, diminue l'attention que l'on peut porter à celles qui s'avéreront être de véritables menaces. Ce fut le cas pour les responsables des derniers attentats : identifiés avant la mise en place de la surveillance généralisée, mais perdus de vue par manque de moyens à y consacrer.

Pourquoi ces mesures inefficaces ou dangereuses ne sont-elles jamais remises en cause ? Il y a sans doute plusieurs raisons, mais l'une d'elles est que les personnes qui décideraient de lever ces mesures prendraient alors un risque politique : si un nouvel attentat devait survenir peu après, on accuserait sans doute ce « relâchement » d'en être responsable. Et il est présentement très largement préférable, pour la cote de popularité, d'être une personne de plus à avoir laissé des mesures « temporaires » s'éterniser, que d'être la personne qui les a levées « trop tôt ».

Alors ces mesures restent en place. Et l'on s'y habitue. Et à l'attentat suivant, puisqu'elles ne permettront jamais de tous les empêcher, on déclare que ce n'était pas suffisant et on empire encore les choses. Et la roue continue de tourner vers le sécuritaire, puisqu'elle reste dotée de cliquets l'empêchant de revenir ne serait-ce qu'un cran en arrière. Un certain nombre de choses qui auraient profondément choqué les gens d'il y a trente ans, et à raison, sont maintenant acceptées sans broncher, par la force de l'habitude.


Alors, certes, nous nous habituons aussi à faire ce que l'on peut pour contrer ces mesures. Nous nous y habituons même tellement que nous commençons à ne pas trop mal maîtriser la technique, et que nous obtenons, parfois, des résultats plutôt bons. Mais si ça pose quelques cliquets pour empêcher la roue de trop tourner dans le mauvais sens, ça ne suffit hélas pas pour casser ceux qui l'empêchent de revenir dans une position acceptable.

La solution existe, pourtant : quand nous serons suffisamment nombreux à refuser de s'habituer, que la pression populaire fera que c'est rester dans cette situation qui est intolérable, la roue se remettra à tourner dans le bon sens. Quand il sera politiquement plus risqué de maintenir une mesure liberticide un mois de plus que de la lever, nos politiques les lèveront.

La chose essentielle à faire, pour cela, c'est de dénoncer ce qui ne va pas. On s'habitue parce qu'on oublie, petit à petit, que les choses peuvent être autrement, ou simplement qu'elles ne sont pas « normales ». Tant que l'on continue de questionner la « normalité » des choses, on peut refuser de s'y habituer. Et plus nous en parlons autour de nous, plus nombreux⋅ses nous serons à vouloir prendre d'autres habitudes. À vouloir choisir à quoi s'habituer.

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